Mon épouse et moi-même avons participé pour la deuxième année consécutive, au voyage de la mémoire, organisé par l’Amicale, à Auschwitz-Birkenau, le 23 novembre 2011.

On ne vient pas à Auschwitz-Birkenau par hasard ou par curiosité.

J’ai depuis longtemps été très intéressé par l’histoire de la seconde guerre mondiale et le drame de la Shoah.

J’ai visité le Musée Mémorial de l’Holocauste à Washington et le Mémorial de la Shoah à Paris. Ce fut à chaque fois, beaucoup  d’émotion.

En 1979 une production américaine de Marvin J. Chomsky, intitulé « Holocauste », avait été diffusée à la télévision française. C’était l’histoire d’une famille juive allemande, depuis l’arrivée au pouvoir des  nazis, la montée de l’antisémitisme, les persécutions, les déportations, jusqu’à la solution finale. Remarquablement interprétée, « Holocauste » qui fut l’une des premières séries télévisées à montrer le destin du peuple juif durant la seconde guerre mondiale, permit à un grand nombre de personnes de prendre conscience de la terrible réalité de la Shoah et a suscité à travers le monde de nombreux débats passionnants sur le devoir de mémoire et les rapports entre l’art, la fiction et l’histoire. J’avais été profondément bouleversé par la dimension humaine de ce film.

Puis il y eut, bien sûr, l’exceptionnel  film de Claude Lanzmann  « Shoah » de 1985, considéré à juste titre comme un évènement majeur,  historique et cinématographique, tout à la fois.

J’ai également beaucoup lu sur le sujet et je continue de le faire.

Mais il manquait peut-être l’essentiel, me rendre à Auschwitz-Birkenau, sur le site du plus important  meurtre de masse jamais perpétré dans l’histoire de l’humanité.

On pénètre dans le camp d’Auschwitz, en franchissant la porte surmontée de la cynique et pernicieuse inscription « Arbeit Macht Frei » (le travail rend libre).

Tout au long de la visite des différents blocs, j’ai personnellement ressenti une infinie tristesse et chez les personnes présentes, une indicible émotion était palpable. En parcourant les salles, on est effaré  devant les preuves des crimes, ces monceaux de cheveux, ces effets personnels (chaussures, valises, dont certaines portent encore le nom et l’adresse des victimes, ustensiles de  cuisine, lunettes, prothèses, uniformes rayés des captifs, tallits…). On peut voir des documents originaux concernant l’administration du camp par les SS. En observant ces archives, on mesure à quel point la bureaucratie nazie était méticuleuse, au sens péjoratif du terme et  on est  saisi d’effroi  en  voyant des papiers à en-tête « Konzentrationslager  Auschwitz » ou encore les  bordereaux pour les commandes et le transport du Zyklon B, utilisé dans les chambres à gaz. Le bloc de la mort, le mur de la mort, lieux de supplice où l’on ne peut que s’incliner. Dans un autre bloc, les centaines de photographies anthropométriques prises par les nazis pour ficher les déportés, avant que le tatouage ne soit institué, montrent à travers leurs regards, la détresse de ces personnes qui ne demandaient qu’à vivre et qui pourtant moururent avec pour seul  tort, aux yeux des nazis, celui de ne pas appartenir  à « la race des seigneurs ». Le bloc attribué à la France honore la mémoire des 76 000 juifs déportés de France, 69 000 à Auschwitz dont  10 000 enfants. Que dire lorsqu’on pénètre dans la chambre à gaz et  le crématoire sinon que l’on est au cœur de la folie des  hommes.

Birkenau, le plus grand camp d’extermination nazi  de toute l’Europe occupée, plus d’1 million de personnes  assassinées entre 1942 et 1944, sur ce site de  172 hectares,  cimetière sans tombes, lieu sacré, symbole à tout jamais du martyr du peuple juif.

L’embranchement ferroviaire, les rails qui mènent à la porte de la mort, le terminus de l’horreur.

Dans cette morne et sinistre plaine de Haute-Silésie, on est saisi par l’immensité du site. Devant soi, la rampe de Birkenau, là où s’opérait la sélection et où arrivèrent à partir de mi-mai 1944, les convois de déportés.  Ici même, sur une période de 42 jours, 438 000 juifs hongrois descendirent des trains de la mort et furent exterminés ..A cet instant, je me remémore les paroles prononcées par les SS à l’adresse des déportés  et  rapportées par Primo Levi, lui-même déporté  et survivant d’Auschwitz « vous êtes ici dans un endroit où on ne demande pas pourquoi ». Certes beaucoup de baraquements  ont disparu, mais il reste de poignants vestiges. Quelques baraques de prisonniers ont gardé leur aspect originel, mais pour l’essentiel, il n’y a aujourd’hui, que cheminées et contours des emplacements, permettant d’imaginer les dimensions et le nombre des baraquements à l’époque du fonctionnement du camp. Les ruines des crématoires et chambres à gaz, les miradors et cette clôture en fil de fer barbelé, nous plongent au cœur du système de mise à mort nazi. Seul  lieu de Birkenau à être aménagé en musée, « le sauna », dans la terminologie nazi, « centre de désinfection ». On  suit le parcours des détenus  et une salle abrite une exposition de photographies provenant  des bagages apportés à  Auschwitz par des déportés  juifs et témoignant des vies détruites par les SS. « Le crime contre l’humanité, c’est tuer quelqu’un sous prétexte qu’il est né » a écrit  André Frossard, ancien résistant, membre de l’Académie française. Puissent tous  les négationnistes, révisionnistes  et  autres  falsificateurs de l’histoire, méditer ces paroles…

Tous  les participants de ce voyage de la mémoire se  retrouvent pour une poignante cérémonie, devant le monument  international aux victimes du fascisme et la plaque commémorative déclinée en 21 langues, qui plaide pour que l’odieuse barbarie ne se répète jamais. Pour sortir du camp, en marchant le long de la funeste rampe de Birkenau, dans cette nuit noire et glaciale de novembre, j’ai vraiment le sentiment de quitter le réceptacle de la douleur et de la honte de l’humanité.

Des questions que je me pose depuis  bien longtemps m’assaillent avec insistance :

  • Comment en est- on arrivé là ?
  • Comment la plus grande entreprise jamais planifiée  d’extermination humaine de l’histoire de l’humanité a-t-elle pu voir le jour ?
  • Comment a-t-on pu massacrer 6 millions de Juifs, dont 1 million et demi d’enfants juifs ?  90% des enfants juifs qui étaient vivants en 1939 avaient péri 6 années après. Derrière ces chiffres, il y avait un nom et un visage, un enfant, une mère, un père, un ami, un voisin, une connaissance. Tous ces destins fracassés…
  • Comment le pays de Kant et de Goethe a-t-il pu faire un triomphe à Mein  Kampf ?
  • Comment au XXe siècle, au cœur de notre vieille Europe, porteuse des valeurs du  « siècle des lumières », une telle tragédie a-t-elle été possible ? Les nazis n’étaient pourtant  pas des barbares venus de la nuit des temps, bien qu’ils se soient comportés comme tels et l’Allemagne d’avant Hitler était une véritable démocratie et l’un des pays les plus industrialisé de la planète.
  • Comment le peuple allemand, intelligent, cultivé, éduqué, qui a produit tant de grands esprits (philosophes, écrivains, dramaturges, compositeurs, musiciens, scientifiques…) a-t-il pu déclencher  un tel cataclysme en portant démocratiquement au pouvoir Hitler en 1933 ?

Comment, pourquoi, ces interrogations m’obsèdent…

Il  faut surtout ne pas se taire et regarder le passé en face, sans occulter « une histoire qui fait mal ». Il  y a eu les bourreaux nazis, mais aussi leurs supplétifs, qui  par conviction, opportunisme ou lâcheté ont participé à cette Shoah.

Comme l’a déclaré Robert H. Jackson, Procureur Général américain au Procès de Nuremberg « ces crimes sont sans précédent en raison du nombre horrifiant de victimes. Ils sont d’autant plus horrifiants et sans précédent qu’un très grand nombre d’individus s’unirent pour les perpétrer ».

Nous avons collectivement un devoir de mémoire et surtout continuer à témoigner. Il y a bien sûr le travail des historiens et le témoignage des survivants de moins en moins  nombreux. Mais lorsque ces derniers se seront tus, nous n’auront plus aucun lien direct avec cette histoire qui est une chose impossible, mais qui a eu lieu. C’est pourquoi il incombe à nous tous et aux générations futures de perpétuer cette mémoire et répéter inlassablement certains faits et certains chiffres. Pour reprendre une belle expression de Monsieur Benjamin Orenstein, Président de notre Amicale et survivant  d’Auschwitz,  qui a fait de ces voyages de la mémoire et de ses témoignages en milieu scolaire le but de sa vie « nous devons tous être les témoins d’un témoin ».

Car comme l’a écrit Elie Wiesel, lui  aussi  rescapé d’Auschwitz et Prix Nobel de la Paix « le bourreau tue toujours deux fois, la deuxième fois par le silence ». Ou encore en rappelant la citation du philosophe américain George Santayana, inscrite à l’entrée d’un bloc du camp d’Auschwitz  « ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre ».

Le corollaire du devoir de mémoire est le devoir de vigilance, car quelles que soient les époques, en fonction des circonstances, l’homme restera toujours capable du meilleur comme du pire. Le professeur Wladyslaw Bartoszewski, ancien  détenu d’Auschwitz et président du conseil international d’Auschwitz,  a dit ceci « des millions d’individus du monde entier savent ce que fut Auschwitz, mais la question essentielle est aujourd’hui de leur faire prendre conscience qu’il dépend d’eux seuls qu’une telle tragédie ne puisse plus avoir lieu. Ce sont des êtres humains qui l’ont provoquée et il n’y a que des êtres humains qui puissent l’empêcher ». Malheureusement, on ne peut que constater que le drame de la Shoah a été suivi,  depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, par d’autres génocides en Asie, en Afrique et plus près de nous en Europe. Nous- mêmes et les futures générations devons être très attentifs, aidés en cela par l’extraordinaire développement des moyens d’information et de communication.

Le 10 mai 1933, en Allemagne, quelques mois après la prise du pouvoir par les nazis, le premier autodafé de livres d’auteurs juifs ou ennemis du nazisme a eu lieu. Pourtant plus de 100 ans auparavant, Heinrich Heine, écrivain et poète  juif allemand avait écrit « ceux qui brûlent les livres, finissent tôt ou tard par brûler des hommes ». Paroles prémonitoires…

Bannir le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie de nos sociétés est la condition pour que de telles abominations ne puissent se reproduire.

Mais rien n’est jamais acquis, la résurgence des nationalismes et populismes, mais aussi de l’antisémitisme, avec leurs dérives, en Europe ou ailleurs dans le monde, nous inquiète.

Pour conclure, je voudrais citer une phrase lourde de sens de Primo Levi, tirée de son magnifique ouvrage : Les naufragés et les rescapés  « c’est arrivé et tout cela peut arriver de nouveau : c’est le noyau  de ce que nous avons à dire ».

ALAIN PONCET