Lorsqu’en 1986  s’engagea la réflexion sur l’organisation, au printemps de l’année suivante, du procès de l’ex-officier nazi Klaus Barbie, devant la cour d’assises du Rhône, les préoccupations portèrent, certes, sur la garde et la protection de l’accusé mais aussi et surtout sur les conditions dans lesquelles serait vécu ce procès par celles et ceux qui représenteraient les 850 hommes, femmes ou enfants  victimes des actes qui étaient reprochés à celui-ci :

 

850 victimes  Les 86 raflés, le 9 février 1943, au siège de l’Union Générale des Israélites de France, rue Sainte Catherine à Lyon Les 44 enfants âgés de 3 à 13 ans arrêtés sur ordre de Barbie, avec sept membres de l’encadrement à la colonie d’enfants juifs d’Izieu (Ain), le 6 avril 1944 Les 650 juifs et résistants du dernier convoi ferroviaire parti de Lyon, le 11 août 1944, à destination des camps de la mort Les 38 résistants et 25 juifs enfin, arrêtés, torturés et déportés isolément 850 victimes dont seule une faible minorité serait présente au procès, celle des derniers survivants qui avaient pu revenir de ces lieux d’extermination à propos desquels Barbie avait dit à une jeune juive de 13 ans qui ne voulait pas dénoncer les siens : «  Là où je vais t’envoyer ce sera pire que la mort ». Et, aux côtés de ces victimes survivantes, les victimes défuntes représentées par leur famille ou par diverses associations. Il convenait donc de les accueillir avec les exigences qu’imposait leur statut de victimes. Exigences d’assistance imposées par le grand âge et l’état physique déficient de plusieurs d’entre elles, certaines confrontées à des difficultés de mobilité qu’il convenait de résoudre par la mise en place d’une assistance sanitaire permanente à l’intérieur de l’enceinte judiciaire. Exigences de respect de leur intimité : Il convenait de leur épargner, durant les suspensions d’audience, l’assaut des médias friands de recevoir le scoop de leur confidence. D’où l’option, dans l’architecture provisoire conçue pour ce procès qui devait réunir chaque jour plus de 600 personnes, de réaliser une mezzanine de 200 places réservée aux seules victimes et aux proches qui les accompagneraient. Les victimes pourraient ainsi se retrouver entre elles, en cet espace dédié et ne rejoindre le public et les médias que dans la mesure où elles le souhaiteraient. Tout paraissait être définitivement maîtrisé pour le jour du procès qui devait s’ouvrir le lundi 11 mai 1987, à 13 heures, heure imposée par la mondovision qui avait décidé de retransmettre en direct, dans plusieurs continents, la première comparution de Klaus Barbie devant ses juges. C’était oublier la demande de certaines victimes survivantes qui ne souhaitaient pas gagner la mezzanine qui leur avait été réservée mais voulaient être placées au niveau du sol, au-devant des journalistes, à proximité immédiate du box où devait prendre place l’accusé. «  Je veux qu’il me voit de près ; qu’il croise son regard avec le mien » m’avait dit une de ces victimes, une femme émouvante qui n’était autre, quarante-trois ans plus tard, que la jeune fille juive de 13 ans, en 1944, ci-dessus évoquée. Cette quête du croisement du regard des victimes avec le regard perçant de Barbie dont toutes celles qui avaient subi ses interrogatoires sadiques se remémoraient particulièrement, ne pouvait être dédaignée. On installa donc les victimes qui le souhaitaient, à quelques mètres seulement de Barbie, une paroi vitrée et le banc de son avocat, constituant un symbolique rempart. Et lorsque Barbie entra dans la salle d’audience et que longuement avec un énigmatique rictus que d’aucuns interprétèrent, sans doute à tort, comme un sourire de provocation, il promena longuement son regard sur les premiers rangs de la salle. La jeune fille juive de 1944 qui y avait pris place eut la conviction que Barbie l’avait reconnue. Qu’importait alors, face à ce sentiment de justice immanente, la réalité qui révélait que Barbie scrutait en fait la salle pour y trouver le visage de sa fille qui lui avait annoncé sa présence. Regard des victimes posé sur l’accusé relayant le regard éteint de tous ceux des leurs, expirés sur les terres de Nuit et Brouillard. Regard des victimes posé sur le tortionnaire au moment où celui-ci va rendre compte de ses actes. Regard des victimes cherchant à croiser le regard de leur bourreau pour lui signifier qu’elles ne baissent plus les yeux et ont repris leur dignité d’êtres humains. Oui, les victimes, s’étaient préparées à cette rencontre, beaucoup en l’appréhendant pour tous les souvenirs de sang et de larmes qu’elle allait conduire à exhumer, mais en ayant toutes la conviction que cette rencontre en une unité de temps et de lieu – le temps du procès, en l’espace public de la loi – faisait partie intégrante de l’acte de justice qui se devait d’être posé. C’est dans cette perspective que s’ouvrirent les débats, que les victimes écoutèrent non sans émotion le long récitatif des faits reprochés à Barbie dans l’acte d’accusation égrené, plusieurs heures durant, par les greffiers de la cour d’assises et qu’elles assistèrent, sans mot dire, durant deux jours, à son interrogatoire de curriculum vitae. Mais le troisième jour du procès va soudainement les jeter dans le désappointement.        Nous sommes le mercredi 13 mai 1987. Il est 15 heures 30. Le président va aborder l’évocation des circonstances de l’expulsion de Barbie de Bolivie. Soudainement l’avocat de l’accusé fait passer à son client un feuillet de papier plié en quatre. L’accusé demande la parole et fait lecture du document dont les termes ont été évidemment pesés depuis de longs jours : «  Je suis détenu, ici, de façon illégale, j’ai été victime d’un enlèvement, l’affaire est actuellement examinée par la Cour suprême bolivienne. Je suis citoyen bolivien. Je n’ai donc plus l’intention de paraître devant ce tribunal et je vous demanderai de bien vouloir me faire reconduire à la prison… Je m’en remets à mon avocat malgré le climat de vengeance et de lynchage entretenu par la presse française ». Dans les rangs des victimes se lisent sur les visages stupeur et rage. Le président donne la parole aux avocats représentant les parties-civiles. Plusieurs d’entre eux n’ont pas de mots assez durs contre l’accusé. Le procureur général Truche se lève : «  Maintenant comme toujours, Barbie c’est « Herr nein », « Monsieur non »… il n’accepte pas de faire face, il n’est qu’un nazi honteux qui n’ose même pas se pencher sur son passé et s’expliquer ». Propos volontairement provocateurs à l’adresse de Barbie qui n’a jamais cessé de revendiquer avec fierté sa fidélité au nazisme. Mais l’intéressé feint de ne rien entendre et demeure impassible. Barbie est extrait de la salle d’audience. Ainsi que le prévoit la loi, le président mande un huissier de justice pour lui faire sommation légale de comparaître mais celui-ci confirme son refus. Va alors s’ouvrir un délicat débat. Faut-il faire comparaître Barbie devant ses juges et ses victimes, par la force, comme la loi l’y autorise ou bien prendre acte de son refus et n’exiger sa présence dans le box qu’au moment où sa présence sera indispensable, c’est-à-dire lorsqu’il devra être présenté physiquement à des témoins qui n’ont pas été confrontés directement avec lui, lors de l’information judiciaire. Cette dernière option s’inscrit dans le droit fil du permanent soucis qui a guidé les organisateurs du procès : offrir à Barbie, comme à tout accusé ordinaire, les garanties procédurales prévues par la loi, le procès criminel dont il fait l’objet devant être conduit dans le strict respect des prérogatives de la défense à travers lequel se reconnaissent les véritables Etats de droit. On ne pouvait alors ignorer le sentiment qui pouvait habiter les victimes. Il convenait que le ministère public s’adresse à elles pour les faire adhérer à cette conception de l’acte de justice, à travers un propos qui, en cet instant, devait exprimer la proximité de la société avec leur ressenti. Le procureur général Truche saura trouver les mots : «  Il y a plusieurs façon d’interroger quelqu’un. Il y avait la façon communément utilisée dans cette ville, voici quarante-cinq ans. A cette époque, dans les locaux de la Gestapo, on ne pouvait pas dire, je ne veux pas répondre à vos questions, je rentre dans ma cellule. Aujourd’hui c’est l’honneur de notre démocratie par rapport au nazisme de respecter le droit donné à un accusé de ne pas être présent à son procès si la manifestation de la vérité peut se passer de sa présence. Je reconnais que la dérobade de Klaus Barbie est une nouvelle injure pour les victimes, mais ce sont leurs regards qui ont fait fuir le bourreau : la débâcle de Barbie c’est leur victoire ». Ceux qui vont alors se hasarder à parler de procès avorté, à dire ou écrire que les débats vont perdre de leur intérêt vont rapidement admettre leur erreur. Erreur, car on savait par avance que Barbie, même physiquement présent aux débats, se refuserait, vu son système de défense, à parler des faits et de leur contexte. Erreur car l’enjeu de ce procès historique résidait moins dans la parole de l’accusé que dans celle de ses victimes. Ce siège vide dans le box déserté par Barbie, suivant son procès à distance claquemuré dans sa cellule, va permettre à la parole des victimes d’occuper toute la place de l’enceinte judiciaire et de substituer à l’émotionnel du face à face physique « accusé-victimes » l’émotionnel de la restitution en direct et en temps réel de la mémoire. A la rencontre devenue impossible avec l’accusé, s’était substituée une autre rencontre, d’une dimension bien supérieure : la rencontre avec la mémoire collective. Une rencontre venant administrer publiquement, sous la foi du serment, en une enceinte de justice, une vérité intournable, à travers la restitution d’un vécu. Le procès venait offrir aux victimes un temps et un espace de rencontre avec la conscience non seulement nationale mais aussi internationale que symbolisaient les diverses couleurs de peau des journalistes venus de toute la planète pour rendre compte des débats. La rencontre qu’attendaient et méritaient les victimes s’était transcendée. Certes on reverrait Barbie une ultime fois pour entendre, impassible, la première condamnation par la justice de France d’un crime contre l’humanité à travers le verdict de réclusion criminelle à perpétuité

prononcé à son encontre. Mais demeurerait surtout, pérennisées pour les générations futures, à travers leur enregistrement audiovisuel qui constituait une première dans l’histoire judiciaire française, les paroles de ces victimes sans lesquelles ce débat judiciaire n’aurait pas eu de sens. Le procès Barbie n’a donc pas été, pour les victimes, celui d’un rendez-vous manqué. Car celle qui était en définitive à leur rendez-vous n’était pas la triste individualité qui y avait été convoquée et qui s’était dérobée, mais une autre visiteuse qui porte le beau et noble patronyme de « morale internationale », celle qu’appelait de ses vœux, en 1946, le procureur français au procès de Nuremberg, François de Menthon. Cette morale internationale est encore bien fragile, l’actualité nous le démontre chaque jour, mais elle a besoin de se nourrir des leçons de l’Histoire. C’est la parole des victimes qui en constitue le matériau. Les procès historiques que nos justices nationales conduisent, relayées aujourd’hui par les tribunaux et cours pénales internationales que nous connaissons, n’ont pas la prétention de se substituer aux travaux des historiens. Ils n’ont qu’un but : apporter aux historiens, à travers l’administration d’une vérité judiciaire, reposant sur la dévolution de preuves légales où le témoignage contradictoirement recueilli et débattu occupe une place majeure, des matériaux contribuant à asseoir leur démarche scientifique que nul ne revendique en leur lieu et place. Cette parole de la victime qui exprime son ressenti et sa souffrance de victime devant l’homme ou la femme accusé d’en être la cause doit elle se cantonner aux procès exceptionnels ? Répondons avec force par la négative, car la parole de la victime a toute sa place dans le procès pénal ordinaire. On entend parfois, ici ou là, quelques thuriféraires de la justice pénale américaine, prôner l’éviction de la victime du procès pénal où elle n’aurait pas sa place, ce dernier devant à leurs yeux se cantonner dans un face à face entre l’accusé et la société représentée par le ministère public. C’est oublier que le procès pénal doit être une rencontre entre l’auteur d’une infraction pénale, la collectivité qui vient lui demander des comptes pour l’atteinte ainsi portée au pacte social, mais aussi la victime du préjudice généré par cette atteinte. L’acte de justice ne saurait faire l’économie de la mise en présence, l’échange de regard et de parole entre l’auteur de l’infraction et sa victime. C’est devant sa victime que l’auteur de l’acte dommageable doit publiquement se positionner sur la reconnaissance ou le rejet de sa responsabilité. C’est devant sa victime, que le prévenu ou l’accusé doit assumer son acte ou le dénier. C’est devant sa victime qu’il doit en expliquer les circonstances et les mobiles. Car c’est de cette rencontre entre auteur et victime que peut naitre le cheminement vers la réinsertion pour l’un et la cicatrisation de la plaie pour l’autre. Les victimes de Klaus Barbie n’ont pas, elles, bénéficié d’un tel rendez-vous avec leur bourreau. Elles n’ont pu lui parler physiquement, mais en nous interpellant collectivement par le dévoilement de leur vécu, elles ont magnifiquement honoré le rendez-vous collectif auquel elles étaient finalement convoquées. Grace à elles, et à elles seules, le procès Barbie aura rempli le rôle pédagogique qui fondait son utilité.                                                        Jean-Olivier Viout Procureur Général honoraire de Lyon