deplace1èRE VIE : SA JEUNESSE EN BULGARIE AVEC SA FAMILLE

Les parents de Djamila (« gentille » en turc, son prénom deviendra Geamila au gré des interprétations des fonctionnaires de l’état civil, et sera plus tard francisé en Jeannette), Rosa et Samuel, habitent Rusé (Roustchouk – en turc Rusçuk : jusqu’à son indépendance, en 1878. La Bulgarie est restée sous domination de l’Empire Ottoman de 1396 à la guerre de libération menée par les Russes à partir de 1877).

Ce sont des Juifs séfarades, d’origine espagnole, qui ont été contraints de fuir l’Espagne, à la fin de la « Reconquista » de la péninsule ibérique, le 2 janvier 1492, par Isabelle Ière de Castille et son époux, Ferdinand II d’Aragon, les Rois Catholiques.

Le 31 mars 1492, les Rois Catholiques publient le Décret de l’Alhambra, ordonnant aux Juifs d’Espagne, soit d’épouser la foi catholique, soit de quitter l’Espagne. Le terme « Juif séfarade » est couramment utilisé pour désigner les Juifs vivant dans les pays méditerranéens et qui pratiquent la liturgie et les rituels religieux propres aux anciens Juifs d’Espagne et du Portugal. Bien que vivant désormais loin de l’Espagne, les Juifs séfarades conservent un lien fort avec leur pays d’origine. C’est ainsi qu’ils pratiquent le « Ladino », un dialecte voisin de l’espagnol, tel que cette langue était parlée au XVe siècle.

Geamila est la 3e enfant d’une fratrie de 4 enfants : Joshua, l’aîné, né en 1907, Rachel, née en 1909, et le petit dernier, Jacob, né en 1921.

Geamila est née le 07 septembre 1913, à Bucarest, en Roumanie, alors que sa mère se rend à la fête du village de Giurgiu (le Danube sert de frontière entre la Bulgarie et la Roumanie).

Sa mère est couturière-brodeuse, son père est ébéniste : il a une petite fabrique de meubles, sa mère est au foyer, mais participe activement à la tenue de la fabrique. Ses grands-parents maternels vivent également avec eux.

A la maison, on parle espagnol, à l’extérieur, c’est le bulgare, à l’école juive, où elle ira jusqu’à l’âge de 13 ans, on parle hébreu (à Rusé, coexistent également des écoles bulgares, françaises, anglaises, allemandes et turques). Les parents parlent aussi le turc et le roumain. Ils sont très francophiles : cette francophilie date de la fin de la 1ère guerre mondiale, avec l’occupation de Rusé par l’armée française.

Geamila intègre le lycée bulgare à 13 ans, jusqu’au baccalauréat, alors que sa soeur, en raison de cette francophilie, intègre Notre Dame de Sion, une école française tenue par des soeurs. Pas très loin de la maison familiale se trouve une pharmacie. Souvent, en sortant du lycée, elle s’arrête pour regarder les manipulations du pharmacien. C’est sans conteste la période la plus heureuse de sa vie.

2ème VIE : SES ETUDES A PARIS

A la sortie de Notre Dame de Sion, sa sœur Rachel parle parfaitement français. Elle travaille dans une société d’import-export franco-allemande. Elle fait la connaissance d’un étudiant juif, qui termine ses études commerciales en France, et dont elle tombe amoureuse. C’est par amour qu’elle quitte la Bulgarie pour le rejoindre en France, en 1936.

Geamila rejoint sa soeur à Paris en 1937, pour y faire ses études de pharmacie. Elle y arrive avec un passeport espagnol républicain et un visa du consulat de France : la République espagnole a décidé que les Juifs d’origine espagnole vivant à l’étranger peuvent récupérer la nationalité espagnole. Elle les aura presque terminées lorsqu’elle sera arrêtée en 1942. Ses parents et son jeune frère Jacob rejoignent Paris en 1938. Son frère aîné, Joshua, est parti en Palestine en 1936, alors sous mandat britannique. Sioniste, il participera à la création du futur Etat d’Israël en 1948.

3ème VIE : LA GUERRE ET LA DEPORTATION

C’est la période de la guerre et de l’occupation allemande.

Membre du Mouvement Ouvrier International, elle participe à la manifestation des étudiants du 11 novembre 1940 contre l’occupation allemande et les premières mesures vichystes. Cette manifestation sera sévèrement réprimée par les Allemands. Le 2 janvier 1942, le gouvernement de Vichy décrète le recensement de tous les Juifs établis en France. Le 29 mai 1942, le port de l’étoile jaune est rendu obligatoire pour tous les Juifs.

Elle est arrêtée le 2 décembre 1942, au retour d’une distribution de tracts, par la police française, en même temps que sa mère et sa soeur (son père est mort en 1941). Bien que détentrice d’un passeport espagnol, elle ne sera pas libérée, car elle est fichée comme communiste et juive. Emmenée à la préfecture, elle sera battue jusqu’à perdre connaissance. Conduite à l’Hôtel Dieu, elle en est sortie par les Allemands qui la conduisent, sur brancard, à la prison de Fresnes. Elle y reste 8 mois, seule dans une cellule, au secret.

Sa mère et sa soeur sont restées 6 mois à Fresnes, avant d’être conduites à Drancy : Geamila les y rejoindra, et elles y resteront ensemble pendant 5 mois. Le 06 février 1944, elles sont conduites dans des autobus de la RATP, à la gare de Drancy. Près de 1 200 personnes : hommes, femmes, enfants, vieillards, bébés, personnes en bonne santé ou malades, sont alors entassées dans des wagons à bestiaux. Les wagons sont plombés, pour se prémunir contre tout risque d’évasion. C’est le convoi n° 67. Il n’y a pas de place pour tout le monde, alors, à tour de rôle, on se tient debout ou assis. Le train arrive à Auschwitz 3 jours plus tard.

A la descente du train, des déportés déjà présents demandent s’il y a des médecins et des dentistes.

Sa mère, qui a entendu, l’oblige à sortir du rang, en sa qualité de pharmacienne.

Les SS font le tri : 50 hommes et 50 femmes vaillants d’un côté, les autres montent dans des camions, et sont conduits à la chambre à gaz. Elle n’aura pas eu le temps d’embrasser sa mère et sa soeur.

Son frère Jacob fera partie du convoi n° 77 du 31 juillet 1944 : il sera gazé et brûlé, fin 1944, sans qu’elle ait pu le revoir. Cette période reste à jamais la plus sombre de sa vie. Il ne se passe pas un moment sans qu’elle pense à sa mère, à sa soeur, à son frère.

4E VIE : LA LIBERATION, LE RETOUR EN FRANCE

Le camp d’Auschwitz est libéré le 27 janvier 1945 par les troupes soviétiques. Son retour en France s’effectue à Marseille, le 8 mai 1945, le jour de l’armistice. Elle pèse 38 kg.

De retour à Paris, un mois plus tard, elle participe à l’organisation du retour des déportés, des prisonniers de guerre, des STO, au sein de la FNDIRP : le pouvoir politique n’a alors qu’une idée très imprécise de l’ampleur du rapatriement. Après avoir repassé ses examens définitifs de pharmacie, elle fait des remplacements dans des pharmacies parisiennes. C’est aussi la période où elle se marie avec Marcel BEAUCLAIRE, un déporté de Mauthausen. Sa nouvelle nationalité française lui permet alors d’entrevoir la possibilité d’ouvrir une officine.

C’est en région lyonnaise, à Vénissieux, qu’elle crée sa première pharmacie, dans un local d’une trentaine de m², à la taille du quartier de Parilly de l’époque, vers la fin de l’année 1949.

5E VIE : DE L’APRES-GUERRE A NOS JOURS

Elle travaille dur, pour rembourser les prêts qui lui ont été consentis par les camarades de déportation ou du PCF pour l’aider à son installation. Elle milite en permanence contre tous les conflits qui jalonnent cette période : guerre d’Indochine, guerre de Corée, guerre d’Algérie, guerre du Vietnam.

C’est vers le milieu des années 1950 qu’elle rencontre mon père, Charles DEPLACE.

Mon père est veuf de ma mère, décédée fin octobre 1954. A 33 ans, il se retrouve seul avec 3 enfants (mes soeurs, Joëlle et Evelyne, et moi). Nous habitons alors chez notre grand-mère paternelle. Ma grand-mère nous emmène souvent à la pharmacie, pour acheter des médicaments ou du lait pour bébé. Mon père et Geamila militent alors dans la même cellule du PCF, à Vénissieux. Cette relation de camaraderie se transformera en un sentiment plus profond. Et de ce sentiment naîtra, fin 1956, mon frère Francis-Jacques.

Charles ne possède malheureusement pas une santé de fer : il meurt d’une leucémie foudroyante en juillet 1959. Lui ayant fait le serment de s’occuper de nous, Geamila oeuvrera pour que, malgré les vicissitudes de la vie, notre famille reste unie. Je crois qu’on peut dire aujourd’hui qu’elle a réussi.

Elle n’oublie pas non plus ses origines bulgares. Pendant de très nombreuses années, la pharmacie de Parilly deviendra la base arrière de tous les Bulgares venant en région lyonnaise : d’abord, des professeurs de littérature bulgare qui viennent enseigner à la Faculté des Lettres de Lyon, plus tard certains de leurs enfants.

Elle n’oublie pas non plus son frère, Joshua, qu’elle reverra à de nombreuses reprises, tant en Israël qu’en France.

Nous avons fêté ses 100 ans le 7 septembre 2013. La vie ne l’aura pas épargnée. Mais sa force de caractère, son amour de la vie, auront toujours été les plus forts, et lui auront permis de s’en sortir.

Plusieurs hommages lui ont été rendus ce jour-là, par sa famille et ses amis.

Dans le mien, j’ai essayé de caractériser le personnage au travers de quelques mots : travail, amitié, solidarité, justice, lutte. Elle m’a tout de suite fait remarquer que j’en avais oublié un : le mot Paix.

Et c’est finalement celui qui symbolise le mieux sa vie.

Roland DEPLACE