L’été dernier, lors d’un court séjour à Ibiza, merveilleuse
île de l’archipel des Baléares, je fus très étonné de voir un
choix considérable de bijoux relatifs à la religion juive,
chez les bijoutiers du centre de la ville éponyme. Mon
étonnement se transforma vite en curiosité lorsque j’appris
que la majorité des bijoutiers de l’archipel étaient
d’origine « chueta ».

Le terme de chueta, toujours en vigueur aujourd’hui
désigne les descendants des juifs convertis au catholicisme
depuis des siècles. Ce terme, très péjoratif, fut
employé dés la fin du 17ème siècle , devenant très courant
après les derniers procès de l’Inquisition, au 18éme siècle.
Les recherches linguistiques laissent à penser que « chueta
» viendrait d’un vieux mot majorquin qui avait trait au
cochon, pour évoquer le fait que les « conversos » (convertis)
mangeaient ostensiblement du porc afin de prouver leur
catholicisme.

Les descendants de convertis se constituèrent en une
confrérie « La Confrérie de St Michel », dédiée à la défense
et à l’aide mutuelle de ses membres. Les autres Confréries
religieuses les rejetaient et, très souvent suivies par la population,
les empêchaient de s’intégrer. Ostracisme qui perdura
encore jusqu’à la fin du 20ème siècle.

Pour la vérité, il faut dire que beaucoup de conversions
furent plus fictives que réelles, nombre de convertis continuaient
à pratiquer le judaïsme dans le secret de leur demeure.
On leur appliquait le terme plus savant de crypto
juifs, ce qualificatif fut déjà employé dans l’Andalousie du
11ème siècle après que se produirent les massacres de Grenade
en 1066, où plusieurs milliers de Juifs furent assassinés,
les autres obligés de se convertir à l’Islam. Musulman à
l’extérieur, Juif à l’intérieur, tel était le sort de beaucoup de
Juifs dans l’Andalousie des Almohades.

L’Histoire s’est répétée à Majorque où les Juifs se convertissaient
par crainte de représailles afin que leurs descendants
ne soient pas considérés comme des parias.

De nombreux auteurs se sont intéressés à ces conversions
et le livre le plus documenté sur ces sujets est celui d’un
savant nommé Xavier ben Cemah Duran auteur d’ouvrages
rabbiniques et de poésies en catalan et en hébreu. Et pourtant,
on peut dire que l’histoire des Juifs majorquins est
intimement liée depuis des siècles avec l’Histoire même de
l’archipel. La présence juive dans les îles Baléares est avérée
depuis le 5ème siècle, des vestiges de pierres tombales ont
été découverts qui prouvent sans conteste son ancienneté.

Les Juifs s’y installèrent plus nombreux au 6ème siècle,
lorsque le Général byzantin Belisario expulsa les Vandales,
mais il reste peu de traces de ces populations jusqu’à la
prise des îles par Ramon Belaguer III, comte de Barcelone,
au début du 12èmesiècle. Ce dernier (d’origine française),
se montra très tolérant vis-à-vis des Juifs. Lorsque le Roi
D’Aragon, Jaime I (lui aussi d’origine française) conquiert
Majorque en 1228, il y trouve une communauté importante
et florissante qui lui apporte aide et soutien. Cette Communauté,
à la faveur d’échanges commerciaux avec d’autres
Communautés en Espagne, en France ou au Portugal a fait
de Majorque un centre prospère.

Elle vit dans un quartier jouxtant le Palais royal constitué
en « aljama »( communauté autogérée avec des lois propres
à la pratique du culte et à la vie de tous les jours). La seule
Autorité qui pouvait contester les décisions des Aljamas
était le Souverain. Le Roi d’Aragon et de Majorque accorda
des facilités pour une émigration juive, elle venait de
l’Espagne voisine pour échapper à domination arabe, mais
aussi du sud de la France (Narbonne, Marseille), et même

d’Egypte. Le Roi par acte solennel du 11 Juin 1247, accordait
protection plénière à ses Sujets juifs, Alphonse III confirma
ces décrets royaux. La mort prématurée d’Alphonse III, la
jalousie des Corporations et la puissance de l’Eglise, transformèrent
la vie des Juifs majorquins. Le Roi Jaime II, réglementa
leurs droits et les obligea à subir des restrictions
dans leurs déplacements, ils étaient obligés de regagner
leur quartier chaque soir et ne pouvaient demeurer que
dans ce périmètre restreint.
Au 14ème siècle la population juive de Majorque avoisinait
les 3000 personnes (soit 15% de la population totale
de l’île). Malgré des épisodes douloureux ce furent des
années de prospérité et d’un certain bonheur, de nombreux
Juifs majorquins s’illustrèrent tant dans les arts que dans
la médecine. Mais ce dont les descendants de ces Juifs du
14ème siècle sont les plus fiers, c’est de la création de l’Ecole
de cartographie de Majorque, cette école fondée par de
grands savants juifs tels qu’Abraham Cresques, permit l’essor
des connaissances géographiques médiévales et permit
surtout, un siècle plus tard, à Christophe Colomb de pouvoir
s’embarquer vers des terres lointaines. Abraham Cresques
était « Maître des cartes » des Rois d’Aragon et son Atlas Catalan,
réalisé avec son fils Jehuda Cresques est aujourd’hui
gardé précieusement à la Bibliothéque Nationale de Paris.

Le peuple majorquin vivait dans des conditions assez misérables
et il jalousait les Juifs qui géraient eux-mêmes leurs
affaires, l’île connut en 1391 une grande famine et les paysans
envahirent le quartier juif, pillèrent, puis massacrèrent
de nombreux habitants. C’est à cette époque que commencèrent
les conversions en masse, elles se généralisèrent
lorsqu’en 1435, le Roi Alphonse V décréta l’interdiction du
Judaïsme. Ils changèrent de noms de famille pour s’intégrer
à la population autochtone et continuaient, en cachette à
suivre les préceptes de la religion de leurs pères.

La Sainte Inquisition mise en place par le Pape Sixte IV en
1478 permet aux souverains espagnols de pourchasser, de
condamner et d’exécuter ces « renégats ». Le décret d’expulsion
des Juifs d’Espagne de 1492 vit une grande partie de
la population juive quitter les Baléares pour les nouvelles
terres d’Amérique du Sud ou l’Empire ottoman. Les tribunaux
de l’Inquisition fonctionnèrent jusqu’à la fin du 18éme siècle,
en 1778, 212 personnes furent arrêtées et condamnées.

En dehors de leurs îles, on entendit plus parler des
« Chuetas » jusqu’à l’année 2011 où un rabbin, Nissim Karelit,
leur reconnut le droit d’émigrer en Israël et d’être considéré
comme Juifs. Le Dr Pomar, médecin et homme politique
Majorquin se félicite de cet avis autorisé et espère ainsi
que seront effacés des siècles de stigmatisation de cette
Communauté.
Il est vrai, qu’obligés à des mariages endogames du fait
de l’ostracisme des autres habitants de l’archipel, les
« chuetas » ont toujours gardés une trace indélébile de leurs
lointaines origines. Les Aguilo, Bonnin,Cortés,Forza, Fuster,
Marti,Miro, Pico, Pinya, Pomar,Segura, Valls, Valenti, Valleriola,
ou Tarongi sont toujours considérés comme juifs par
leurs compatriotes. On peut y ajouter Nadal dont des homonymes(
( un Rafaël Nadal précisément),ont été jugés comme
des hérétiques judaïsés à la fin du 17ème siècle.
Le grand peintre Miro, qui mourut aux Baléares en 1983, fut
toute sa vie en proie aux quolibets du fait que son nom était
dans la fameuse liste chueta.
Un autre rabbin, Joseph Wallis, et une délégation venue
d’Israël, fut reçue par le Maire de Majorque qui déclara »
le sort que nous avons réservé aux Juifs est le pire de nos
péchés », et il demanda pardon pour l’assassinat de 37 Juifs,
brûlés en 1691, parmi lesquels figurait un ancêtre de Wallis,
Rafaël Valls.
Bernat Pomar, le plus illustres des musiciens majorquins,
décédé en 2011, disait avoir toujours eu peur « de cette rumeur
publique qui faisait des « Chuetas » des Êtres à part.
Les « Chuetas » seraient actuellement 20.000, chez eux des
traditions dont ils ne connaissent pas la signification se
sont transmises de génération en génération. La plus curieuse,
suivie d’ailleurs par tous les Majorquins quelle que
soit leurs origines, c’est l’habitude de confectionner pour
Pâques des « crespells », espèces de galettes fabriquées sans
levain, en forme d‘étoiles de David.

De quoi sera fait l’avenir de ces descendants des premiers
Juifs de Majorque ?
Il sera intéressant de suivre l’évolution des mentalités et
la place des « Chuetas » dans la crise d’indépendance de la
Catalogne.

Jean-Claude Nerson