Le patronyme de ma famille maternelle Romi ou
Roumi, m’a toujours intrigué, il me paraissait
ne pas avoir d’explication logique quant à son
origine. Issus de l’Empire ottoman, il était bizarre que
ces Juifs soient appelés « roumis », nom que donnaient
habituellement les Musulmans aux Chrétiens. Toutes
les explications, glanées ça et là, ne me satisfaisaient pas

L’an dernier, j’eu l’occasion de visiter à New York, une
petite synagogue,la Kehila Janina, totalement cachée
dans le gigantisme des gratte-ciel de l’est de la ville.
Construite en 1927, on apprend aux visiteurs qu’elle
est la dernière synagogue romaniote de l’hémisphère
nord inscrite au répertoire national des lieux historiques
aux Etats-Unis. Fort intrigué, je me mis en quête de ce
que je supposais pouvoir être mes lointains ancêtres,
dont, me disait-on, des traces sans équivoques, ont été
répertoriés depuis plus de 2000 ans, en Grèce.

J’appris auprès des fidèles de cette petite synagogue,
que les premiers romanistes émigrèrent à New York en
1906, ils venaient pour la plupart, de Ionina, ville de
la région d’Epire, au nord de la Grèce. Dans cette ville
existait une forte Communauté de ces Juifs installés dans
l’Empire chrétien d’Orient et dont la langue était le grec.
Dès le VIème siècle avant J-C, des comptoirs marchands
s’étaient implantés, mais ce n’est qu’après la destruction
du Temple de Salomon à Jérusalem en 70 avant J-C
qu’une plus importante émigration se mit en place.
Cette Communauté, ni ashkénaze ni sépharade, ne
doit pas être confondue avec les sépharades arrivés dans
les Balkans après l’inique décision d’expulsion des Juifs
d’Espagne, formulée en 1492, par les Rois catholiques.
La différence fondamentale est d’abord linguistique,
les romaniotes parlent le judéo grec, le « Yavanik » (en
hébreu la Grèce se traduit Yavan).
Le nom de Romaniote provient du fait que ces Juifs
étaient originaires des colonies romaines de Judée et
de Samarie. Souvent cultivés, ils parlaient couramment
le Grec, langue préférée au latin par les Juifs aisés de
Jérusalem. Après la chute du Temple, nombreux furent
ceux qui se réfugièrent à Byzance, ville grecque prospère
à l’entrée du Bosphore.
Cette ville contrôlait le commerce de la Mer Noire,
elle était la clé du Bosphore et pouvait être considérée
comme l’entrepôt à blé du monde grec, tous les navires
chargés de cette précieuse céréale y faisaient escale.
A partir du 1er siècle, Byzance subit la tutelle de Rome,
car elle était sans réelles défenses devant les pillages des
différentes hordes Barbares (notamment les Gaulois)
qui cherchent à l’envahir.
En 324, avant d’en faire officiellement sa capitale, l’Empereur
Constantin fait venir architectes et décorateurs
pour en faire la ville digne de son nom.
Les marchands juifs s’accommodèrent rapidement des
nouveaux conquérants et firent venir de nombreux
coreligionnaires, des lettres retrouvées dans des
Communautés d’Allemagne ou d’Espagne font état
d’invitations pressantes à venir les rejoindre.
Au début du 14éme siècle, un érudit du nom de Tsarfati
( que l’on peut traduire par Français), prédit de grands
malheurs qui vont s’abattre sur les populations juives
d’Europe et les engage à venir à Constantinople, cité
d’abondance sur la route de la Terre Sainte.
Les Byzantins se qualifiaient du terme de « Romaioi »,
repris par les Musulmans qui appelaient Byzance, le
Sultanat de Roum »
Cette appellation perdura jusqu’à la prise de
Constantinople par Memeth II, sultan musulman
qui chassa les dernières forces chrétiennes d’Orient
en 1453. Souverain érudit, il embellit encore la ville
à qui il donna le nom d’Istanbul (ce nom viendrait du
grec « c’est ici la ville ») en 1457.
Les Juifs, bien organisés, sont très appréciés par les
nouvelles Autorités, le Romaniote Joseph Kapsali
prend la tête de la Communauté.
Elle est très riche intellectuellement car des savants
juifs venus de différentes régions de l’Empire viennent
s’installer dans la ville de Memeth II.
Des conflits éclatent souvent entre les Romaniotes, les
exilés de Crimée ou du sud de la Pologne et la secte
juive ultra orthodoxe, les Karaïtes ( le Karaïsme est un
courant de pensée juive apparu à Babylone au 8éme
siècle rejetant totalement la tradition orale du judaïsme
telle que le Talmud). Malgré ces querelles, ces hommes
ont véhiculé de telles connaissances que des élèves
de toute l’Europe affluent à Constantinople pour se
nourrir de savoirs. Astronomie, médecine, géométrie
algèbre, grammaire, exégèse et enseignement religieux,
font de l’Ecole de Constantinople la plus réputée du
Monde juif du 15ème siècle.
Memeth II proclame un édit proclamant que les Juifs sont
les bienvenus à Istanbul, qu’ils peuvent pratiquer leur
religion et exercer leurs métiers dans une totale liberté.
Le Grand rabbin Kapsali est nommé membre du Conseil

du Sultan au même titre qu’un dignitaire musulman
ou que le Patriarche chrétien

En apprenant l’expulsion des Juifs d’Espagne, le Sultan
recommande à ses Vizirs d’en accueillir le plus grand
nombre et de leur permettre de s’installer dans tout
son Empire. Bien acceptés, donc bien intégrés, certains
d’entre eux eurent des destins hors du commun.
Ce fut notamment le cas de Don Joseph Nasi.
Né en Espagne, orphelin très jeune, il fut élevé par ses
oncles marranes, ils étaient banquiers et avaient opté
pour un nom plus espagnol : Mendez. La banque
Mendez prit rapidement un essor considérable, elle
possédait une succursale importante à Anvers où avait
trouvé refuge de nombreux Juifs portugais. Les Mendez
s’y installérent. Ses oncles disparus, Joseph devint
l’un des banquiers les plus influents d’Europe, traitant
aussi bien avec la Reine Mary, régente des Pays bas et
soeur de Charles Quint, qu’avec le Roi de France.

Malgré sa puissance, Joseph et sa famille étaient surveillés
par l’Inquisition, le danger se précisant, il décida
de quitter Anvers pour Venise sous une fausse identité,
emmenant avec lui une grande partie de sa fortune.
Reconnue, la famille fut arrêtée, sa tante incarcérée,
abandonnée de tous, et notamment des rois qu’ils
avaient aidés.
Joseph envoya une supplique au médecin personnel du
Sultan Soleiman, le rabbin Moshe Hamon afin qu’il
intercède en faveur de la libération de sa tante. Ce n’est
qu’au bout de deux années que les Mendez purent
quitter Venise et s’établir à Constantinople. Redevenu
Joseph Nasi, c’est en tant que Juif, qu’il se mit au service
du Sultan dont il devint un conseiller écouté.
Pour le remercier, le Sultan lui fit don de la Région de
Tibériade, en Terre Sainte.
Joseph prit parti, dans la crise de succession du trône
ottoman, pour le second fils de Soleiman, le Prince
Selim. Lorsque celui-ci devint Sultan, il nomma Don
Joseph Duc de Naxos( chapelet d’îles au large de la
Grèce). Il devint l’intermédiaire du Sultan dans toutes
les tractations avec les Monarques européens et c’est
souvent à lui que les Ambassadeurs présentaient leurs
lettres de créance.
Pendant toute sa vie il protégea ses coreligionnaires persécutés
en leur permettant de s’installer sur ses terres de
Tibériade. Jalousé, attaqué de toutes parts, il mourut
en 1579 dans son château du Belvédère de Kouskounchouk,
non sans avoir créé de nombreuses institutions
juives à Constantinople, y compris un organe de presse
en hébreu.
Pendant toutes ces années, les Sépharades d’Espagne
et du Portugal s’installèrent dans les Balkans, ils amenaient
avec eux leurs coutumes, leur façon de vivre et
leur langue, le ladino.
Non seulement, ils ne s’intégrèrent pas aux autochtones,
mais ils les phagocytèrent au point que certains
pouvaient dire aux romaniotes « si vous ne parlez pas
espagnol, vous n’êtes pas juifs »

Les musulmans continuèrent à appeler les uns comme
les autres « les Roumis »

Jean Claude Nerson